Au Sénégal, le nombre de livres de lecture pour jeunes dans les langues nationales est très faible. Pour y rémédier, ARED-éditions fut créée. C'est désormais une structure de référence dans le développement du matériel didactique et livres en langues africaines au Sénégal. Dans cette interview avec la directrice des programmes, Dia Awa Ka, nous vous présentons l'immense travail abattu par cette organisation, les leçons apprises et perspectives d'avenir pour l'édition en langues africaines.
1. Pourriez-vous vous présenter brièvement ? (Ce que vous faites, comment s’est déroulez votre rencontre avec le livre ? Votre rôle dans l’industrie du livre en Afrique ou dans votre pays)
Je suis Mme Dia Awa KA, actuelle directrice des programmes de l’ONG ARED (Associates in Research and Education for Development).
Assez tôt, je me suis intéressée aux livres et à la lecture durant mon parcours scolaire. C’est cependant à l’université que j’ai fait mon premier contact avec les langues nationales qui m’ont ouvert les portes de mon premier poste dans une ONG qui faisait de l’alphabétisation. Je l’ai intégré en tant que formatrice en alphabétisation où nous aidions des femmes analphabètes dans les villages à apprendre à lire dans un contexte où l’environnement lettré était très pauvre.
Ensuite, j’ai rejoint ARED à sa création où la directrice avait déjà vu mes capacités critiques des textes à éditer et de rédaction aussi. C’est ainsi qu’elle m’a très tôt mise à la tête de l’unité d’édition, une section tout à fait nouvelle où tout est à construire. J’ai occupé plusieurs postes à ARED où j’ai été la principale personne responsable de la production des livres : Responsable de l’Unité d’Edition, Directrice de l’Edition et de la Formation, Directrice des programmes où je continue de superviser l’activité éditoriale de ARED.
Avec ces postures, j’ai eu le privilège de participer en tant que formatrice des éditeurs de livres en langues nationales dans le cadre d’un projet financé par la coopération allemande dans 8 pays d’Afrique (Sénégal, Mali, Burkina, Niger, Bénin, Togo, Guinée, Cote d’Ivoire) et dans le cadre du programme Lecture pour Tous au Sénégal.
2. Pourriez-vous nous présenter votre initiative ?
L’ONG ARED dans laquelle je travaille depuis 30 ans est connue comme la structure qui a produit le plus de livres en langues nationales au Sénégal. ARED est créée en 1990 aux USA et a obtenu son agrément au Sénégal en 1991. Ses objectifs se résument ainsi :
Développer des programmes d’éducation et de formation adaptés aux besoins des cibles dans le formel et le non formel.
Diffuser des méthodes et outils participatifs nécessaires à la conduite des changements au niveau communautaire.
Valoriser l’usage des langues nationales par des démarches, des processus et des outils innovants répondant aux besoins des cibles.
Capitaliser les innovations pédagogiques issues des expériences d’utilisation des langues nationales dans l’éducation non formelle et formelle.
Expérimenter de nouvelles méthodes et approches d’utilisation des langues nationales dans le système éducatif.
Renforcer les capacités à mobiliser durablement les ressources humaines et financières
Développer une plus grande visibilité de l’action d’ARED auprès de ses partenaires.
3. D’où vous est venu l’idée de monter une pareille initiative ?
La création de ARED est motivée par un contexte marqué par une alphabétisation de masse initiée par les associations (Association pour la Renaissance du Pulaar, par ex.), les projets étatiques, les sociétés nationales (SODEFITEX, SODEVA, PDESO, etc.), doublé d’un constat : il y avait peu de livres en langues nationales pour soutenir tous les efforts déjà consentis.
Les rares publications existantes sont celles des militants dont les capacités de réalisation et de production sont très limitées et celles des sociétés, mais beaucoup plus orientées vers les besoins d’amélioration de la productivité dans leur secteur d’activités.
C’est ainsi qu’un groupe d’amis composé principalement de linguistes et de militants des langues nationales ont décidé de créer une structure appelée « Groupe d’Initiatives pour la Promotion du Livre en Langues nationales » (GIPLLN). Ils faisaient partie d’un fort mouvement associatif appelé Association pour la Renaissance du Pulaar (ARP) qui œuvrait dans le bénévolat, sans formation ni livres. Les membres du GIPLLN ont pris l’initiative, avec quelques leaders de l’ARP, de publier des manuscrits de romans et contes existants en pulaar.
L’initiative eut des échos au-delà des attentes car il y eut une forte demande de la part de personnes prêtes à acheter. Mais, face au peu de moyens pour produire en vue de satisfaire ce marché en gestation, un membre du groupe, Dr. Sonja Fagerberg-Diallo, une américaine vivant au Sénégal depuis 1976, eut l’idée de créer ARED pour répondre à la demande en livres et en formation, et professionnaliser le secteur de l’édition du livre en langues nationales.
Dès le début, ARED s’est donc spécialisée dans la publication en langues africaines, sénégalaises notamment avec comme mission de « promouvoir une éducation de qualité dans les langues africaines, pour les communautés de base, par la formation, l’édition, les innovations pédagogiques et la recherche-action ». Pour y arriver, ARED crée un département « Éditions » et un département « Formation ». ARED-Edition produit dans deux secteurs de l’éducation : le non formel (pour les adultes) et le formel (enseignement élémentaire).
4. En quoi est-elle différente des projets similaires existants ? Quelle est sa valeur ajoutée ?
ARED est la première structure à se positionner comme organisation d’appui aux organisations à la base qui s’activent surtout dans l’alphabétisation en leur proposant une gamme variée de livres en langues nationales, allant de l’alphabétisation initiale (lecture et mathématique) aux livres de lecture pour le plaisir, en passant par les modules de formation.
ARED n’a jamais ouvert de classes d’alphabétisation mais répond plutôt aux besoins exprimés par les programmes sur le terrain. Le plus souvent, ARED anticipe sur les besoins en proposant des contenus que les programmes jugent pertinents et utiles. Le fait que ARED ait allié « édition » et « formation » a beaucoup contribué à la maîtrise des principes didactiques et aux facilités d’innovation dans son secteur d’activité.
Pour soutenir durablement ses actions, ARED met au centre de toutes ses démarches la production de livres et de supports didactiques.
5.Quelles sont les progrès ou réalisations jusqu’à ce jour ?
Je rappelle que ARED intervient dans deux sous-secteurs de l’éducation : l’éducation non formelle et l’éducation formelle.
- Dans l’éducation non formelle, nous cherchons à donner plus de chance aux communautés à travers une gamme de publications répartie dans sept séries :
1. Alphabétisation de base
2. Planification leadership
3. Société Civile
4. Culture et Savoir-faire
5. Santé
6. Science et information technique
7. Religion
Les modules de formation d’ARED, fruits d’une recherche-action soutenue, ont franchi les frontières du Sénégal pour être adaptés dans d’autres contextes à d’autres langues pour servir, en fin de compte, d’outils préférés aux organisations de la sous-région : Mali, Burkina, Bénin, Niger, Tchad, etc. Tous ces modules ont fait l’objet de publications soit sous forme de guides ou de supports pédagogiques pour faciliter la démultiplication. Ces modules sont ainsi répartis :
• Module 1 : L’Alphabétisation de base ;
• Module 2 : La formation de formateurs sur l’andragogie et les techniques d’animation ;
• Module 3 : L’utilisation des outils MARP (Méthode active de recherche participative) pour le renforcement des capacités locales de planification ;
• Module 4 : Le renforcement des capacités en gestion des conflits ;
• Module 5 : Le pastoralisme au Sahel ;
• Module 6 : Le commerce du bétail en Afrique de l’Ouest ;
• Module 7 : La mobilité du bétail ;
• Module 8 : Les textes juridiques ;
• Module 9 : Les techniques de gestion financière.
Dans l’éducation formelle, ARED a produit 45 outils (manuels de l’élève, cahiers d’exercices, guides de l’enseignant, en français, pulaar et wolof pour tout le cycle de l’école élémentaire (CI, CP, CE1, CE2, CM1 et CM2) destinés à plus de 10.500 élèves. Ces publications sont conformes aux normes et principes du Curriculum de l’Éducation et couvre trois principaux domaines : langue et communication, mathématiques et Éducation à la Science et à la Vie Sociale (ESVS).
ARED a eu aussi a publié pour les enfants 28 titres de livrets de lecture pour le plaisir en français, en pulaar et en wolof, tirés en 446.000 exemplaires et distribués gratuitement à 235.000 élèves de la zone d’intervention de son programme bilingue.
Globalement, de 1990 à 2020, ARED a :
• publié plus de 400 titres dans six langues sénégalaises et en français,
• vendu plus de 1.460.000 livres.
6. Collaborez-vous avec d’autres entrepreneurs de votre milieu/industrie ? Si oui, comment décrirez-vous cette collaboration jusqu’à présent ?
Je voudrais tout d’abord faire remarquer qu’il n’y a pas beaucoup de structures qui travaillent dans les langues nationales au Sénégal. Dans le cadre d’un programme mis en place par la coopération allemande de 1995 à 2000, nous avons collaboré avec les éditeurs de 8 pays d’Afrique (Mali, Burkina Faso, Bénin, Niger, Guinée, Côte d’Ivoire, Cameroun et Sénégal). Dans ce programme, ARED a formé et assisté les éditeurs de ces pays soit à mettre en place une unité d’édition en langues nationales, soit à renforcer les capacités de leur personnel dans les techniques d’édition en langues nationales.
Nous avons eu aussi une petite expérience de co-édition avec une maison d’édition de livres pour enfants au Sénégal (2 livrets).
7. Quels sont les challenges ou difficultés principales que vous rencontrez dans la réalisation de votre projet? Comment les surmonter vous ?
Au regard de tous les efforts en faveur d’un environnement lettré en langues nationales pour les enfants, nous constatons que le nombre de livres de lecture pour jeunes dans les langues nationales est très faible, induisant ainsi des défis énormes. Dans le plan stratégique de ARED 2021-2025, les défis sont ainsi résumés :
Le niveau d’avancement de l’introduction des langues nationales dans le système éducatif a montré leur importance et leur efficacité dans les modes d’apprentissage. Donc, l’heure n’est plus à l’expérimentation mais à la généralisation de l’enseignement bilingue dans le système éducatif.
Pour ARED, la nouvelle étape qui s’ouvre est celle d’un plaidoyer actif pour que la généralisation, qui connait un début de mise en œuvre, soit effective et réalisée dans les 10 prochaines années. Cela entrainera ipso facto la création d’un vaste marché du livre de jeunesse au Sénégal.
L’intégration des langues nationales dans les politiques locales (plan communal, budget) constitue un défi majeur pour ARED qui doit accompagner des collectivités locales dans cette appropriation et le développement de l’usage des langues nationales.
Face à cette volonté d’utiliser de façon progressive et irréversible les langues nationales dans les systèmes éducatifs africains en général, sénégalais en particulier, il urge d’anticiper pour bien préparer le terrain en renforçant l’existant mais aussi en innovant.
ARED doit s’engager plus résolument dans la réalisation et la diversification des livres de jeunesse, en s’appuyant sur l’engagement de son vivier d’auteurs, d’illustrateurs et d’universitaires, en valorisant la richesse de la culture africaine et les opportunités qu’offre l’ère numérique. L’avancée de l’ère numérique demande à ce que les éditeurs s’adaptent en proposant des contenus attrayants et faciles d’accès.
Il y a lieu de souligner que les ressources humaines capables de produire des livres de qualité en langues nationales sont rares dans le pays et il y a aussi un déséquilibre entre les langues.
8. Comment le COVID-19 a-t-il impacté votre travail? Comment vous êtes-vous adapté et quels sont les changements que vous avez implémenté ?
Le Covid 19 a impacté notre travail qui repose en grande partie sur les activités de terrain créant ainsi une latence dans cette dynamique de co-construction que nous avions avec les partenaires.
Nous avons beaucoup développé des initiatives virtuelles pour dérouler les activités de formation, partager les ressources didactiques mais les livres de lecture pour le plaisir en direction des jeunes n’ont pu s’y insérer faute de moyens et d’expertise dans le domaine du numérique.
Pour apporter notre modeste contribution à la sensibilisation sur le Covid 19, nous avons traduit et mis en ligne une terminologie dédiée à la pandémie (100 termes sur le COVID dans six langues sénégalaises). En plus des traductions et publications sur les gestes barrières en langues nationales, nous avons fait des enregistrements audio avec des partenaires, etc.
9. De quel soutien ou appui auriez-vous besoin pour accroitre l’impact de votre initiative et en accélérer le développement ?
Les moyens techniques et financiers pour éditer et produire du matériel de qualité en langues nationales pour enfants stimuleraient beaucoup les initiatives. La disponibilité en qualité et en quantité participerait à installer le marché et à le nourrir.
Aujourd’hui, il y a un réel besoin de produire de nouveaux livres pour enfants du niveau préscolaire et primaire, mais aussi l’adaptation de l’existant tout en corrigeant le déséquilibre entre les langues (beaucoup de production en français, en wolof et en pulaar et peu dans les autres langues…)
Il faudrait aussi penser à la création de bibliothèques communautaires pour rapprocher le livre de son lecteur. Pour cela, trouver les fonds nécessaires est une condition nécessaire. ARED doit ensuite chercher à collaborer avec des structures dont le rôle est de mettre en ligne les ouvrages.
10. Quel est l’impact de cette initiative sur la promotion du livre et de la lecture ?
Pour lire et/ou promouvoir la lecture, il faut disposer de la matière. Pour faire aimer le livre en langues nationales aux enfants, il est important de leur présenter un large choix et des contenus intéressants. Le fait que le livre en langues nationales ne circule pas bien, c’est-à-dire ne va pas vers son lecteur limite les envies. L’impact de notre initiative est à deux niveaux : la promotion du goût de la lecture au niveau des communautés et la disponibilité d’une gamme variée de livres pour jeunesse de qualité en langues nationales.
11. Comment envisagez-vous l’industrie du livre et de la lecture dans les 5 à 10 prochaines années ?
Il reste évident que, dans les 5 à 10 prochaines années, l’industrie de livre et de la lecture ne peut être la même qu’il y a une décennie. En effet, l’ère numérique avait déjà commencé à avoir des impacts sur l’édition sur papier. Même dans nos pays les moins avancés, rares sont les familles où on n’utilise pas des smartphones, des tablettes ou des ordinateurs. Avec la pandémie de la COVID-19, communiquer, apprendre et lire avec le numérique s’est révélée plus comme une nécessité et tous les acteurs de l’éducation formelle et non formelle ont tenté de s’y adapter avec parfois du succès. Aujourd’hui, l’évolution du monde ne peut l’ignorer.
Il est certain aujourd’hui que ARED-éditions est devenue une structure de référence dans le domaine du développement du matériel didactique et de l’édition en langues africaines au Sénégal et dans la sous-région grâce à son professionnalisme indéniable (équipe jeune, dynamique, engagée, formée) et une technologie de pointe (ordinateurs Mac de dernière génération, logiciels de pointe).
Néanmoins, ARED, comme toute autre structure dont la mission est de promouvoir la lecture et les livres de jeunesse doit intégrer cette dimension du numérique dans le développement de ses capacités mais aussi dans son offre tout en veillant à ne pas perdre l’autre dimension du contact physique que rien au monde ne pourrait entièrement remplacer.
12. Un dernier mot pour nos lecteurs ? Une question à laquelle vous aimeriez répondre ?
J’aimerais bien que les lecteurs se joignent à moi pour trouver une réponse à cette question :
Comment amener nos autorités et les acteurs clés du monde de l’éducation à investir dans la lecture et le livre de jeunesse en langues nationales ?
En fait, la production de livres de jeunesse en langues nationales a connu une évolution significative certes au cours de ces dernières années mais a besoin d’un véritable coup de pouce de la part de l’État et des donateurs publics et privés.
Actuellement, il est unanimement reconnu que l’enfant apprend mieux et bien dans sa langue. Le fait de comprendre et de se retrouver dans ce qu’on lit est une source de motivation pour lire et lire davantage. C’est un passage important pour aussi faciliter l’apprentissage dans une langue étrangère, comme c’est le cas chez nous avec le français.
Cependant, au-delà de la volonté exprimée dans les textes, les gouvernements, surtout africains, doivent en faire un élément de politique d’éducation en allouant des budgets significatifs pour y injecter les moyens nécessaires, comme ils le feraient pour des vaccins ou d’autres domaines prioritaires.
En attendant cette affirmation par nos autorités, les acteurs concernés doivent créer des synergies sur toute la chaine du livre de jeunesse et travailler dur à rendre effectives les importantes actions de plaidoyer identifiées lors des importantes rencontres organisées dans nos pays, à l’image de celle tenue récemment à Dakar avec la participation en présentiel ou virtuel d’éminentes personnalités du secteur. En tout cas, ARED qui mène le combat depuis une trentaine d’années, ne compte pas s’arrêter en si bon chemin et tend la main à toute bonne volonté.