Du néocolonialisme dans le secteur de l’édition camerounaise pour la jeunesse ?
Raphael Thierry résume, assez ironiquement, la prédation de l’édition camerounaise ainsi :
« Imaginons un instant qu’un groupe éditorial camerounais absorbe progressivement quelque 90 % des programmes scolaires français, que la diplomatie culturelle ivoirienne coordonne la refonte du réseau hexagonal de lecture publique. Supposons ensuite que des organisations non gouvernementales africaines envoient des millions d’ouvrages dans les bibliothèques françaises, jusqu’à remplir presque exclusivement ces dernières d’ouvrages publiés en Afrique, au détriment de la diversité de l’édition locale. »
Ce scénario n’est pas une fiction, il reflète simplement, sous forme inversée, une certaine réalité vécue dans de nombreux pays d’Afrique francophone en matière d’édition. Et même au niveau de la production, on note également un très grand mais intéressant contraste sur la fréquence de publication entre les auteurs évoluant au Cameroun et ceux de France. De 2015 à 2017, au cours d’une recherche de terrain sur la littérature camerounaise pour la jeunesse, nous avons recensé l’ensemble des titres de jeunesse existants publiés par des auteurs (écrivains, illustrateurs et bédéistes) camerounais résidant au Cameroun ou dans la diaspora. Ce travail de recensement a été effectué avec le soutien de la Bibliothèque nationale de France (BnF) à travers son Centre national de littérature pour la jeunesse (Cnlj) ainsi que des centres de documentation locaux pour explorer les catalogues d’éditeurs camerounais n’étant pas présents en ligne. Les résultats obtenus, comme sous-indiqué, sont assez intéressants, car révèlent la France comme étant quantitativement le principal centre de production de la littérature enfantine et de jeunesse camerounaise.

Comme l’illustre la figure, les 8 auteurs de jeunesse camerounais les plus prolixes résident permanent ou, du moins, régulièrement en France. La tête de lice est occupée par Kidi Bebey avec au moins 33 titres, suivi de Jessica Reuss Nliba (25), Christian Epanya (24) et Marie Félicité Ebokéa (19).
Les premiers auteurs locaux apparaissent à la neuvième et à la dixième position, notamment Edmond Mballa Elanga (06) et Emmanuel Matateyou (06).
Le fossé quant au poids éditorial des auteurs jeunesse au Cameroun et ceux résidant en France est flagrant.
Les premiers ne génèrent que 21 % de la production, tandis que les seconds (diaspora) en génèrent 79 %. Autrement dit, la survie du livre camerounais pour la jeunesse dépend largement des auteurs de la diaspora et des maisons d’éditions françaises. Devrait-on parler ici de « (néo)colonialisme littéraire »ou de « prédation française sur les marchés » ?
Quels sont les facteurs qui justifient cette asymétrie des échanges éditoriaux Nord-Sud ?
Laure Pécher et Pierre Astier, dans une tribune parue sur Le Monde intitulée Mondialisons l’édition française !, se posent également la même question. Ils constatent que la France « importe les talents, exporte les livres, mais on n’exporte ni les labels ni les droits. Pourquoi ? »
En effet, contrairement au commerce du livre dans l’espace anglophone et hispanophone où le marché des droits s’est internationalisé, décentralisé et accéléré, celui de l’espace francophone demeure très cloisonné et centralisé sur Paris. Les grands groupes français continuent d’exporter leurs livres sans pour autant transférer leur savoir-faire. Aucune des grandes maisons d’éditions françaises où sont publiés les auteurs camerounais (Albin Michel Jeunesse, Gallimard Jeunesse, Edicef, etc.) n’est véritablement présente dans l’espace francophone. L’effet est néfaste tant pour les éditeurs locaux que les créateurs. Ces derniers ne peuvent pas être lus par tous les jeunes lecteurs sur leur territoire national une fois qu’ils ont été édités par une maison d’édition parisienne, car les prix de vente sont inadaptés aux réalités économiques locales.
Seuls les centres de lecture ou les bibliothèques jeunesse sponsorisées par l'État pourraient ainsi disposer des ressources financières suffisantes pour se procurer ces titres et les mettre à la disposition gratuite du jeune public. Ou comme le résume bien Charles Kamdem Poeghela :
La situation des bibliothèques au Cameroun est plus que contrastée. La plupart des écoles primaires sont dépourvues de bibliothèque, et l’argent officiellement affecté à ces tâches (300 francs par élève) est largement utilisé par les chefs d’établissement à d’autres fins, tout comme les locaux de bibliothèque sont le plus souvent utilisés comme salles de cours. »
La France occupe aujourd’hui cette position monopolistique parce qu’on retrouve des problèmes considérables dans l’industrie du livre au Cameroun. Cela contraint des auteurs à s’intéresser à d’autres marchés, mieux structurés et plus prometteurs.
Comment limiter cette prédation de l’édition jeunesse camerounaise ?
Les maisons d’éditions de jeunesse de France ou du Nord sont dotées d’un riche « capital symbolique » qui leur permet d’accaparer des parts de marché considérables. Elles deviennent donc une passerelle pour des écrivains et illustrateurs camerounais toujours en quête de consécration. Des contrepoids symboliques pour freiner cette logique de domination économique et technique émergent afin d’assurer la démocratisation de l’offre éditoriale. C’est l’une des raisons pour lesquelles certains éditeurs camerounais ont intégré l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, l’African Book Collective ou enfin des Nouvelles éditions numériques africaines.
Les problèmes sus-évoqués sur l’environnement éditorial et la politique du livre impactent la création littéraire et entravent la maturation de la littérature camerounaise pour la jeunesse. Le directeur du livre et de la lecture, au lendemain du SILYA 2016, déclarait : « Nous restons convaincus que pour développer une industrie du livre prospère et pérenne, il faut nécessairement avoir des appuis en direction du livre de jeunesse pour former et créer des lecteurs potentiels qui, plus tard, deviendront des pourvoyeurs du marché. » Des actions de promotion-diffusion tant numériques que physiques comme le SILYA et le FESCARHY doivent être encouragées et démultipliées.
« Quand l’édition africaine s’émancipe », Consulté le 1 février 2018.
Ces données ont été capturées en mars 2017 et nous savons que certains de ces auteurs ont publié d’autres ouvrages pour la jeunesse par la suite. D’où l’ajout d’adverbes relativisateurs et l’adjonction du signe (+).
Il est le secrétaire d’Afrilivres, l’association des éditeurs francophones au sud du Sahara dont la mission est d’assurer la promotion et la diffusion du livre africain en Afrique et hors d’Afrique.
Il s’agit du titre d’un ouvrage de Vivan Steemers qui examine le rôle joué par les maisons d’édition et la presse française dans le développement de la littérature africaine francophone tout en restituant le contexte idéologique et culturel. Elle démontre qu’après le colonialisme est venu un néocolonialisme littéraire à partir des années 50 et 60. Phénomène qui, selon elle, « n’est pas prêt de disparaitre » (p. 216).
Marion Van Staeyen, Entre évasion et invasion, un album jeunesse déterritorialisé ? Des échanges de production entre la France et l’Afrique francophone, Université Paris XIII-Villetaneuse, 2009, p. 31.
Pierre Astier et Laure Pécher, « Mondialisons l’édition française ! »,Le Monde.fr, 20 mars 2014. C : le 01-02-2018 à 19 :06
Charles Kamdem Poeghela, « Où en seront les bibliothèques camerounaises dans dix ans ? », . Consulté le 2 février 2017.Consulté le 03-02-2019 à 01 :55
« J’appelle capital symbolique n’importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l’incorporation des structures objectives du champ considéré, c.-à-d. de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré. » Cf. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, 1994, p. 161.
Il s’agit du plus important réseau d’éditeurs africains qui luttent contre la famine du livre africain au Nord, qui publie Hans Zell Publishing, Books & Reading in Sub-Saharan, l’outil documentaire idéal sur les éditeurs et les structures du livre africain.
Maison d’édition électronique basée au Sénégal qui leur propose la coédition numérique, leur permettant dans un court délai et sans investissement initial de valoriser leur fonds éditorial grâce à des versions numériques de leurs titres diffusés mondialement sur la librairie numérique africaine. Treize romans camerounais, des classiques issus de la maison d’édition CLE, y figuraient dans le genre « littérature ». Mais aucun en littérature pour la jeunesse dans le catalogue de l’année 2013.
Salon international du livre de Yaoundé dont la 2ᵉ édition s’est tenue du 2 au 6 juin 2016, avec comme nouveauté la place accordée à la littérature jeunesse. Marie Wabbes, illustratrice jeunesse belge, y avait été invitée pour animer des ateliers.
Interview d'Edmond VII Mballa Elanga par Parfait Tabapsi. Cf.http://thisisafrica.me/fr/2016/08/06/edmond-vii-mballa-elanga-silya-a-ete-reussite/ Consulté le 9/10/2018.
Festival international de la caricature et de l’humour de Yaoundé, organisé du 18au 20 août 2016 par Babéni Léontine, afin de « promouvoir cette profession, d’offrir un cadre de réflexion, de concertation et d’échanges aux différents acteurs ».