La relecture sensible est une tendance éditoriale plus ou moins récente qui a démarré aux Etats-Unis. Elle consiste à éviter de choquer des groupes de personnes avec des ouvrages qui les représenteraient de manière inappropriée. Elle concerne aussi bien la littérature pour les adultes que les ouvrages pour enfants. La relecture sensible semble s’inscrire dans la droite ligne du phénomène de « trigger warning », également venus d’outre-Atlantique et qui influence désormais lui-aussi le discours des auteurs dans le monde, en alertant les lecteurs de l’existence de passages contenant des actions ou propos pouvant déclencher une souffrance émotionnelle. La relecture sensible gagnant du terrain au sein des maisons d’édition françaises, il est très probable que cette nouvelle donne éditoriale soit déjà en chemin vers l’Afrique. C’est dans cette perspective que je vous propose de faire le point sur les contours de ce nouveau métier, avec Kanelle VALTON.
Bonjour Kanelle, vous êtes « relectrice sensible ». Pouvez-vous expliquer ce que c’est et … ce que ce n’est pas !
Je pourrais résumer le principe du « sensitivity reading » en disant que c’est une relecture attentive à la façon dont les groupes sociaux historiquement minorisés sont représentés. Ma pratique se concentre sur la détection de notions culturelles ou historiques qui auraient échappé à l'auteur ou aux relecteurs. Mon expertise concerne des textes qui évoquent les expériences des caribéens et afroaméricains. D’autres relecteurs se consacrent aux préjugés sexistes, homophobes ou classistes. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le travail d’un relecteur n’est pas de censurer le texte, mais plutôt d’accompagner et d’alerter l’auteur ou les traducteurs sur leurs points aveugles, sur la perpétuation involontaire de clichés, sur l’usage maladroit d’un mot ou sur un anachronisme qui leur aurait échappé.
Vous dites préférer le terme de « relecteur expert », qu’est-ce qui fait de vous une relectrice « experte » dans ce domaine ? Avez-vous suivi une formation spécifique ?
On peut aussi parler de « relecture spécialisée ». Mes annotations et propositions de correction sont toujours justifiées par des travaux académiques de sociologie ou d’histoire. J’estime que mon expérience de femme caribéenne noire n’est jamais un argument suffisant pour construire un consensus avec mes collaborateurs. J’ai une conscience aigüe du fait que les groupes sociaux concernés ne sont pas monolithiques et que certaines questions font débat à l’intérieur même des communautés minorisées. Quand c’est le cas, je n’apporte pas de réponse tranchée, je préfère présenter les termes du débat, les situer historiquement et laisser la maison d’édition construire sa position sur cette base. A ce jour, il n’existe pas vraiment de formation spécifique pour faire ce travail.
Cette pratique a commencé aux Etats-Unis. Est-elle désormais systématique pour les éditeurs européens ?
Depuis un an, j’ai été sollicitée par 3 maisons d’édition pour un total de 6 ouvrages. Je ne suis pas certaine que la pratique soit généralisée et je suis régulièrement confrontée à des questions liées à la relative jeunesse du métier : comment calculer ma rémunération ? A quel titre me faire apparaitre dans les remerciements ? Jusqu’où doivent aller mes interventions sur le texte ?
On peut pourtant considérer que la lecture dite « sensible » s’inscrit dans une tradition de travail collaboratif autour des ouvrages : les textes font souvent l’objet de plusieurs lectures et mobilisent plusieurs expertises.
En quoi est-ce que la pratique de la relecture sensible n’est-elle pas une forme de censure d’un texte ?
Mes recommandations n’ont pas valeur de sentence définitive. Une fois transmises, elles font l’objet d’un arbitrage collectif qui implique les éditeurs, les traducteurs le cas échéant, l’auteur ou les auteurs. Je me contente de faire émerger, à l’aide de références scientifiques, des questions liées à la perpétuation involontaire de préjugés et d’idées reçues, à des traductions imprécises ou à des références culturelles mal comprises.
La relecture sensible peut-elle concerner un texte en langue maternelle, comme un texte à traduire ou s’adresse-t-elle uniquement à la seconde catégorie ?
Ma première expérience concernait un texte écrit en anglais et traduit en français. Il s’agissait alors de m’assurer que la traduction du texte de l’autrice afro-américaine soit la plus fidèle possible. Je me suis notamment penchée sur la façon dont l’anglais vernaculaire afro-américain était traduit. J’ai été également particulièrement attentive à la description des textures de cheveux ou des nuances des peaux noires. J’ai également élucidé des références à la culture et à l’histoire afro-américaine qui avaient échappé au reste de l’équipe.
Comment les auteurs considèrent-ils généralement la relecture sensible de leurs ouvrages ?
Mon travail suscite souvent une forme d’appréhension, que je comprends aisément. Je viens interroger des choix de création ou de traduction qui sont parfois considérés comme des évidences ou qui ont été longuement réfléchis. En général, le malaise finit par se dissiper : l’essentiel pour moi n’est pas d’avoir le dernier mot, mais de m’assurer que tous ces choix soient faits en conscience.
En tant que « lectrice sensible», gagnez-vous votre vie ? En d’autres termes, vivez-vous de ce métier ?
Jusqu’ici j’ai été sollicitée ponctuellement, par des éditrices qui ont eu vent de mon approche et qui ont souhaité en faire l’expérience. Comme souvent dans le monde de l’édition, les rémunérations sont modestes. C’est très loin d’être une activité à temps plein et j’ai une vie professionnelle bien remplie par ailleurs.
La relecture sensible pour les ouvrages africains.
La littérature jeunesse qui parle d’Afrique n’échappe sans doute pas à véhiculer des clichés. Pensez-vous cependant qu’un livre jeunesse écrit par un auteur africain et qui traite d’une histoire se déroulant en Afrique pourrait-il malgré tout véhiculer des clichés ?
Nous avons tous nos points aveugles. J’imagine très bien un auteur africain urbain d’extraction sociale bourgeoise qui déciderait d’écrire un roman situé dans une famille rurale modeste au siècle dernier. On pourrait imaginer qu’il puisse avoir, en raison de son expérience si éloignée de celle de ses personnages, une vision imprécise du quotidien de cette famille ou du contexte historique dans lequel son récit s’inscrit. Si l’intention de l’auteur était de livrer un récit réaliste, un relecteur expert pourrait intervenir utilement.
En dehors des contes, on sait que jusqu’aux années 90, les lecteurs africains ont majoritairement forgé leurs goûts et leur imaginaire avec la littérature jeunesse étrangère, faute de suffisamment d’offre sur le Continent. Quel a été l’impact de ces clichés sur cette génération, selon vous ?
Les produits culturels qui entourent les enfants modèlent leurs rêves, leurs aspirations, leurs critères de beauté, leurs valeurs. J’estime que les stéréotypes perpétués dans certains contenus sont dangereux pour des esprits en formation, qui n’ont pas encore les moyens intellectuels de se défendre.
Pensez-vous que les éditeurs africains gagneraient à recourir à des lecteurs sensibles ?
Dès lors que l’on écrit sur un univers qui nous est étranger, pourquoi ne pas s’entourer de relecteurs familiers de cet univers ? Je pense qu’on a tout à gagner si la question de l’authenticité est importante pour le récit.
Menez-vous des actions spécifiques pour faire connaître la pratique de la relecture sensible ?
Je ne mène aucune action spécifique en ce sens, mais je suis toujours heureuse de pouvoir dissiper les inquiétudes que suscitent cette pratique.
Interview réalisée par Laurence MARIANNE-MELGARD pour Muna KALATI.